Tu te souviens du vendeur de conneries sympathique et de sa description idyllique du bus ?
Ce n’est pas celui-là qu’on a pris.
Nous montons dans un bus non climatisé, mais ça c’est vraiment pas grave, au contraire. Il est blindé de gens qui nous regardent avec des yeux horrifiés.
Du genre « Vous êtes sûr que vous voulez prendre ce bus ? C’est votre dernier mot ? ».
L’acolyte du chauffeur dégage un vieux pour nous et le fout sur une banquette où deux adultes et un gamin sont déjà.
Le gamin voyagera sur les genoux de sa grand-mère et puis c’est tout.
On est un peu gêné d’arriver comme ça et de déranger des gens malgré nous mais bon il faut vite s’installer parce que le chauffeur a déjà démarré et avec nos 20 kg sur le dos on a tendance à tanguer dangereusement.
On enjambe deux sacs et trois cartons posés dans l’allée, on pose nos baluchons de 50 cm de haut à côté, il n’y a plus de place nulle part pour les ranger de toute manière, et on s’installe sur la banquette prévue à cet effet.
Le bus roule à une allure jusqu’à présent méconnue en terre Philippine. On se prend de bonnes rafales de vent dans la tronche. Mais on garde le sourire. On va vraiment se taper 10 heures dans ce bus ? On demande à l’acolyte.
Non, à priori ce sera plus 16 heures que 10.
Il est 18h30.
Qu’est-ce qu’on trace ! Le chauffeur n’y va pas avec le dos de la cuiller à pot, qu’il fasse nuit noire n’est pas un problème pour lui, on a un ferry à prendre dans trois cent kilomètres.
Nous sommes réveillés depuis six heures ce matin, la fatigue commence à se faire ressentir. La faim aussi, même si on a passé l’après-midi à manger des gâteaux, un vrai repas ne serait pas de refus.
Seulement, là, nous sommes tributaires du chauffeur. Il nous faudra patienter.
En plus, les routes de Leyte ne sont pas les plus droites des Philippines.
Ça n’a toujours pas l’air de faire peur à notre chauffeur.
On tangue dans tous les sens, dans l’habitacle. Une vieille devant nous se goinfre de cuisses de poulet, de beignets, de bananes, de riz, de tout ce qui se mange. Elle porte une tunique très courte sur un collant pas forcément très opaque et se penche régulièrement en avant pour attraper sa bouffe.
Un délice pour les yeux. A chaque virage, on la voit faire un signe de croix. Je tente de faire un somme, j’ai la tête lourde.
Ah oui, mais les banquettes ne s’inclinent pas. Ah et en plus, les Philippins mesurent en moyenne 1m65*, hommes et femmes confondus, donc l’espace réservé aux jambes entre chaque siège est par conséquent adapté à cette moyenne.
Rhô et en plus, il y a un trou dans la carrosserie du bus, ce qui fait que dès qu’il roule dans une flaque j’ai de l’eau plein les pieds.
Et détail qui tue (et qui aura son importance durant toute la route) : Dans l’allée, juste devant nous, il y a un bidon de cocnut wine.
Et je te rappelle qu’il ne faut pas fermer le bidon, sinon ça fermente et ça explose. Et je me permets aussi de te rappeler qu’on se croirait dans Space Mountain.
Je sens qu’on va passer une nuit mémorable.
* Source : Absolument pas l’INSEE.
Il est 22h30.
Fatiiiigue ! J’ai dû somnoler un quart d’heure, mon sac de couchage à la verticale sur mes genoux, la tête reposant dessus.
Aurel a pris son mal en patience. Le bus s’arrête au bord d’un restau, on se jette dedans, on leur achète la première assiette qui passe, on mange goulûment.
Nous sommes finalement arrivés à Tacloban. La pause dure environ vingt minutes. Après, il nous faut repartir.
Aller, on change de place avec Aurel. Pour les heures qui vont suivre, c’est lui qui aura les pieds pleins de flotte, et moi qui aurai les pieds pleins de coconut wine !
Nous traversons un pont, nous voilà sur Samar. On est au bout du rouleau. Et ça ne fait que 5 heures, il en reste minimum 11 à tirer. On s’endort comme on peut.
Je me réveille, je n’ai aucune idée de l’heure qu’il peut être.
Ce qui est certain, c’est qu’on est toujours sur Samar, vu qu’on doit prendre un ferry pour quitter l’île. Je regarde la route : Nous sommes en pleine jungle, la route se tortille dans tous les sens, et le chauffeur n’a pas l’intention de réduire son allure pour autant. Nous traversons des villages à toutes berzingues, coupons les routes, le bus klaxonne pour prévenir un éventuel camion arrivant en sens inverse qu’il aura la priorité quoi qu’il arrive…
J’ai l’impression de vivre dans un cauchemar de ma mère.
Pendant ce temps, une Philippine a trouvé son oreiller : Le haut de mon sac à dos dans l’allée. Elle a le visage enfoui dedans, à la même hauteur que ses fesses. Elles sont souples, ces femmes ! Pas étonnant que des Européens fassent tout ce voyage pour s’en acheter une !
Et pendant ce temps, le coconut wine s’est consciencieusement déversé sur le sol, imbibant la mousse de mes tongues et la base du sac à dos d’Aurel.
Je prends le sac de l’appareil photo sur mes genoux pour l’épargner. Je ne suis plus à ça près en même temps.
Et aussi, pendant ce temps, Aurel galère autant que moi.
En plus, il sent qu’il est en train de sérieusement tomber malade. Ah oui parce qu’on a réussi à fermer notre fenêtre, mais ce n’est pas le cas de tous les passagers. Certaines sont coincées. Du coup, le bus n’est qu’un immense courant d’air. Je te jure, on aurait voulu que ce soit plus la galère, je crois qu’on n’aurait pas pu.
J’ai l’impression qu’il est 5h…
Le bus s’arrête. Ca y est, on est au port. Il nous faut descendre et nous acquitter des taxes portuaires. Zombieland.
Tous les passagers à la queue leu-leu, les gamins qui chialent (ah oui, il y a des gamins qui hurlent dès qu’on s’arrête aussi), le gamin qui crache ses poumons à cause des courants d’airs et de l’humidité (Germinal), la vieille qui ne s’arrête pas de manger et qui se signait à chaque virage, le vieux gentil et résigné qui nous a cédé sa place et qui nous sourit.
Il va nous falloir abandonner le bus le temps de la traversée. Tant mieux, avec un peu de chance on pourra s’allonger quelque part ou au moins étendre nos jambes et doooormir !
Nous montons dans le ferry.
C’est l’Exode.
Les gens avancent, l’œil hagard, sans prêter attention à quiconque. Nous arrivons sur le pont et là… Il y a une nana qui chante dans un karaoké.
Sur ma vie. Nous prêtons à peine attention à cet élément supplémentaire complètement improbable (comment une fille peut se retrouver sur un ferry à 5h du mat un lundi matin à chanter dans un karaoké ?!!) et partons à l’autre bout pour tenter de trouver un peu de calme. A l’autre bout, il y a une meuf de 15 ans qui écoute de la soupe d’adolescente à fond sur son portable et trouve que c’est sympa de partager l’expérience.
On choisit le moins pire : L’ado, parce que c’est quand même moins fort. Tiens, il y a des morceaux de carton, là. Ca adoucira peut être les rebords des sièges en plastique collés les uns aux autres, comme ça on pourra s’allonger.
Et oh, regarde ! Un gilet de sauvetage ! On pourrait s’en servir comme oreiller, en prenant chacun un bout, même si c’est de la mousse dure, c’est moins pire que le plastique. J’ai justement pensé aux boules Quiès (obligatoires dans ce pays si tu ne veux pas en jeter un à la mer).
Alors ? On n’est pas bien, là ?
Aurel me réveille. Ca y est, on va débarquer. J’imagine, au vu de la distance sur la carte, que la traversée a duré deux heures. Seulement, il fait encore nuit. Donc il ne devait certainement pas être cinq heures quand on a embarqué.
Je veux juste mourir.
Sur le port, il y a des centaines de personnes qui attendent on ne sait quoi. Peut-être de partir, peut-être l’arrivée du ferry. Il y a aussi tous les vendeurs qui sont au taquet. Ils veulent nous vendre des œufs durs, des soupes, des bananes séchées, des scies circulaires…
On remonte dans le bus qui fleure de plus en plus le coconut wine, c’est-à-dire le vinaigre, mais également les pieds, la transpiration, la crasse, l’humidité, le moisi. Eh ouais, on a aussi signé pour ça.
On retrouve notre portable qui s’était logé entre les sièges.
Il est 5h.
Le reste, franchement, je ne sais plus vraiment. On a fini par réussir à dormir un peu, n’importe comment, je ne savais même pas que j’étais capable de dormir comme ça, et puis on s’est arrêté quelques heures plus tard, il faisait jour, on a pris un petit dej étrange à base de flan, de sirop de caramel et de perles en pâte de riz je dirais, on a roulé, somnolé, transpiré encore un peu, et finalement, après toutes ces heures de galère absolue, je pense la pire de ma vie, le bus nous a déposé dans le centre de Pili.
Il est 10h.
Quinze heures trente de bus de nuit.
Tergiversations, les gens ne savent pas où se trouve l’hôtel que j’ai réservé la veille, on est sur les rotules.
Finalement, c’est par là. On marchera encore 2 km sous le cagnard avant de trouver notre salut : Une cabine à l’ombre, une douche extérieure, et un lit !
UN LIT !
Nous sommes le 31 Décembre 2012 au Camsur Watersport Complex de Pili, à côté de Naga. Un endroit totalement improbable.
Mais ça, c’est une autre histoire. Nous comptons les blessés après le combat : Aurel a définitivement chopé la crève, je crois même qu’il a de la fièvre.
J’ai mal aux fessiers, aux cervicales, et il se dégage de moi le doux parfum des clodos de la ligne 4. Mais peu importe, nous sommes entiers et les trois heures de sieste qui suivront nous répareront la plupart de nos bobos.
Dans le bus, pendant notre Exode, Aurel m’a fait une remarque très vraie : « La prochaine fois que je te propose de prendre un bus de nuit parce que ça peut être une expérience intéressante, réponds moi qu’on est trop vieux pour ça ».
On en a chié. Mais qu’est-ce que c’est drôle à raconter !